Syrie : la dictature, la guerre, la liberté, la paix


Au seul mot de « liberté », le geôlier trépigne.
Quand la foule crie « liberté », il enrage.
Il nous lance ses flammes.
Et nous, nous clamons :
« Traître est celui qui tue son peuple, quel qu’il soit ».
Le peuple est comme le destin,
puissant, quand il se lève rien ne l’arrête.
Le peuple est comme le destin.
L’espoir est déjà là.

Samih Choukeir : « Hélas »
Chant en hommage aux martyrs de Deraa [1] .

Résumé

• Les soulèvements du printemps arabes sont des mouvements populaires contre les régimes dictatoriaux et autoritaires, contre l’injustice et les inégalités, l’oppression et le mépris. Ils ne sont pas les fruits de manœuvres des puissances extérieures. Pas plus en Syrie qu’en Egypte ou à Bahreïn les peuples n’ont comploté contre eux-mêmes.

• En Syrie, pendant des mois, les centaines de milliers de manifestants pacifiques ont demandé des réformes, une partie de l’opposition a cherché à dialoguer avec le régime. Ce dernier a fait mine d’accepter le principe d’ouvertures démocratiques, tout en intensifiant la sanglante répression et il a choisi l’option de la guerre interne.Le régime a gagné son pari et a imposé la guerre, mais il l’a perdu car il s’est avéré incapable d’écraser militairement l’opposition.

• Le régime a tout de suite dénoncé un « complot impérialiste », et expliqué que la guerre en cours était le fruit de l’ingérence étrangère. Ce régime n’a jamais mis en danger les intérêts des occidentaux, il était ces dernières années leur partenaire apprécié. Cela n’empêchant pas son alliance avec la République Islamique d’Iran, ni ses bonnes relations avec les Russes. Iraniens et Russes contribuent aujourd’hui à ses moyens militaires pour la guerre interne. Une fois celle-ci déclenchée, les pétromonarques et les pays de l’OTAN ont de leur coté soutenu la résistance. La guerre interne a provoqué l’ingérence extérieure et non l’inverse.

Comme en écho aux vétos américains concernant Israël, les vétos russes et chinois au conseil de sécurité ont limité les pressions internationales contre le régime Assad. Nombreux sont ceux qui ont appelé à une intervention armée « comme en Libye » pour imposer la paix par la guerre. Si une intervention, qui ne pourrait être que « comme en Irak », n’est pas à l’ordre du jour, la guerre va durer puisque le régime ne peut écraser l’opposition et que l’opposition, ne peut vaincre les forces armées du régime. La paix peut elle renverser la dictature ? La « désescalade » peut elle modifier la donne ? La fin des combats suppose la fin du régime en l’état.

L’une des forces du régime est liée aux faiblesses de l’opposition qui peine à incarner une alternative crédible, inclusive, indépendante, du fait de ses divisions et contradictions. La constitution d’une nouvelle « Coalition » (incluant un CNS rénové) est elle de nature à créer une nouvelle dynamique ? Dans ce contexte doit-on envisager une escalade de la guerre ? Ou avec des ruptures au sein du régime, une chance de sortie de guerre ? Ou un processus combinant les deux ?

• La prolongation de la guerre interne détruit la Syrie d’aujourd’hui et celle de demain. La logique de guerre nourrit la peur des communautés, développe la haine, encourage les groupes djihadistes. La mise en échec de l’armée d’Assad accélérera la chute du régime mais une guerre généralisée, avec intervention de l’extérieur, même si elle faisait tomber Assad, hypothéquerait l’avenir de la Syrie et de la région. Il faut favoriser toutes les actions provoquant l’isolement du clan Assad, la division de son système, la consolidation des organisations de la société syrienne à l’intérieur et à l’extérieur du pays.

• Les mouvements progressistes sont restés scandaleusement passifs et silencieux vis-à-vis du mouvement populaire syrien pendant la première phase de la révolution syrienne en 2011. Que ce soit dans les pays arabes, dans l’Europe voisine, et dans le monde, ce silence, voire cette complaisance, vis-à-vis de la dictature n’ont fait que la conforter dans son projet de guerre interne. Cette guerre interne ayant favorisés l’apparition de groupe salafistes ou djihadistes sur le terrain, certains y ont trouvé prétexte pour justifier en 2012 leur passivité ou de leur complaisance, abandonnant la résistance civile et les forces démocratiques syriennes en 2012. Rompant avec cette passivité, dénonçant toute complaisance, les mouvements progressistes doivent développer la solidarité avec la lutte du peuple syrien pour la démocratie la paix et la sécurité de toutes et tous.


En Syrie la tragédie semble se poursuivre indéfiniment. On a dépassé le nombre de 50 000 morts depuis le début du soulèvement populaire en mars 2011, 30 à 40 000 personnes sont toujours emprisonnées et on est sans nouvelle de dizaines de milliers d’autres, Le nombre de réfugiés dans les pays voisins ou proches, principalement en Turquie, Liban, Jordanie, a largement dépassé les 400 000 et le nombre de personnes déplacées à l’intérieur de la Syrie même est considérable, sans doute plus de trois millions (rappelons que la population totale est d’un peu moins de 21 millions). Ce drame a provoqué l’émotion des opinions publiques dans de nombreux pays, mais cette émotion n’a guère produit de solidarité effective, de mobilisations significatives, sur le plan politique, humanitaire, matériel. Les appels de certains à une intervention militaire et d’autres à la fin des ingérences étrangère n’ont guère eu d’effets. Et malgré les « médiations » et « demande de cessez le feu », les concertations diplomatiques et les négociations de couloir, la guerre ne fait que s’étendre. La guerre ? La guerre de qui contre qui ? La guerre comment ?

 Une lutte populaire ou un complot impérialiste ?

La révolte qui a commencé en mars 2011 dans le sud a déferlé dans tout le pays. Les manifestants réclamaient la justice, la dignité, la fin de la dictature et de la mainmise du clan Assad-Makhlouf sur les richesses du pays, un régime démocratique. Si ce mouvement s’est développé aussi vite, c’est en raison des frustrations accumulées depuis des décennies, après les promesses non tenues d’ouverture au début des années 2000, l’augmentation des inégalités, de la corruption au plus haut niveau de l’Etat, les nouvelles vagues de répression.

De ce point de vue la Syrie des années 2000 n’était guère différente des autres pays de la région (sinon en pire), ou les aspirations démocratiques étaient ignorées, les opposants emprisonnés, les mouvements sociaux réprimés. Toutes ces dictatures et régimes autoritaires ont bénéficié du soutien des puissances occidentales comme de celui des pétromonarchies arabes, y compris, depuis des années, la dictature syrienne.

Contre ces régimes, une vague contestataire a secoué toute la région, provoqué la chute de Ben Ali, Moubarak et Kadhafi, le départ de Saleh au Yémen, elle été réprimée par les forces armées saoudienne à Bahreïn, elle s’est développée du Maroc à l’Irak. Partout les revendications ont été les mêmes : justice sociale, liberté, état de droit, démocratie. Partout portées par des mouvements populaires, et surtout la jeunesse, de l’Atlantique au Golfe.,

Les mouvements ont été diversement appréciés par les alliées de tel ou tel régime. Les gouvernements saoudiens et israéliens n’ont pas regretté la chute de Kadhafi mais été profondément affecté par celle de leur ami Moubarak. Les Mollahs conservateurs iraniens ont considéré comme légitime la lutte contre l’oppression à Bahreïn mais illégitime la même lutte à Damas.

Ce qui est très étonnant c’est de constater que des Etats, des mouvements, des personnes se réclamant de l’anti-impérialisme ou de la démocratie aient également « trié » dans les luttes populaires, voire les aient rejetées. Il est consternant de voir des « progressistes » d’Alger à Caracas, expliquer que les mouvements ne sont finalement que le résultats manœuvres pour faire tomber des régimes aussi « anti-impérialistes » que ceux de Kadhafi et de la famille Al Assad, pourtant alliés des américains et des européens et exploiteurs de leurs peuples ! Ahurissant de voir certains expliquer, dans les pays arabes comme dans d’autres régions du monde, que la vague populaire arabe n’est pour l’essentiel qu’une « manipulation », l’instrument d’un « complot » organisé quelque part entre Washington et Ryad pour mettre au pouvoir des islamistes pro-occidentaux ! Et cela en particulier en Syrie comme si le peuple syrien avait organisé un complot contre lui-même !

 La guerre d’un régime contre son peuple ou la guerre civile ?

Que ce passe-t-il depuis vingt mois en Syrie ? Un mouvement populaire (c’est incontestable), durement réprimé par un régime (ce n’est guère contestable non plus), ou bien une guerre civile opposant diverses factions comme la Liban en a connu de 1975 à 1990 et l’Irak de 2004 à 2009. Ou les deux à la fois ?

Lorsque la police a renvoyé chez eux, après les avoir copieusement torturés, des gamins de la ville de Deraa coupables d’avoir écrit sur les murs « Le peuple veut la chute du régime », le pouvoir, familier de ce type de brutales mesures d’intimidation, s’attendait à ce que cela suffise à dissuader d’éventuels contestataires. Le résultat a été la mobilisation générale des habitants de cette région puis, après la mort sous les balles des snipers du régime de dizaines de manifestants, l’extension progressive du mouvement partout ou il était possible.de manifester dans le pays.

Ces manifestation étaient pacifiques, et le sont restées malgré les centaines de morts provoqués par les tirs des forces de sécurité et des milices chabbihas du régime. Les slogans étaient clairs, l’unité du peuple, la liberté, les réformes. A l’époque les manifestants arboraient encore le drapeau rouge blanc noir aux deux étoiles vertes [2].

Face à cette énorme contestation le régime a mobilisé ses partisans tout en parlant de changement. Ces velléités réformatrices étaient cependant démenties quotidiennement dans les faits, chaque manifestation étant l’objet de tirs, la propagande se déchaînant contre les « terroristes islamistes » et autres « complots de l’étranger », et les arrestations massives ne cessant pas. A la fin du printemps 2011 le régime a cependant laissé des personnalités de l’opposition libérale ou de gauche (mais pas les Frères musulmans) [3] se réunir à Damas, certaines tout juste libérées de prison [4], Là encore le dialogue a tourné court, la politique de répression sanglante s’est accentuée, avec le recours massifs aux blindés et aux hélicoptères, puis les bombardements de quartiers rebelles. Sans renoncer aux manifestations et rassemblements, les opposants ont mis en place, au départ localement, des groupes d’autodéfenses, puis l’embryon d’Armée Syrienne Libre renforcée par les déserteurs de l’Armée officielle. Le drapeau vert blanc noir de l’indépendance [5] a remplacé le drapeau rouge blanc noir, signifiant le nécessaire changement de régime.

La comédie des réformes a consisté à parler au printemps 2011 de « pluripartisme » [6] et de « dialogue national », et même à nommer un ministre de la « réconciliation nationale ». Cette comédie a été parachevée début 2012 avec l’organisation des « élections » bien entendue gagnées par le Baas [7].

La réalité de la politique de régime a été la mise en œuvre de l’option de la guerre. Confronté à l’alliance sans précédent dans l’histoire du pays, de l’intelligentsia (en particulier de la jeunesse étudiante) et des couches populaires, le régime a décidé de réduire la contestation par la force. Il a d’une part procédé à des arrestations massives de centaines de milliers de jeune, la plupart relâchés après tortures ou intimidations, mais des milliers d’entre eux tout simplement liquidés, et d’autre part organisé des agressions militaires contre des quartiers populaires. Cette option de guerre, annoncée par un discours de Bachar [8] dès le début de la crise, visait à intimider les jeunes des classes supérieures et empêcher le contrôle de l’opposition sur des villes ou quartiers, au besoin en les détruisant [9].

Mais plus encore, il a fait le choix d’une véritable guerre interne généralisée avec pour but explicite de pousser partout à l’affrontement armé avec les opposants (le régime pensant obtenir une victoire militaire certaine), tout en s’assurant du soutien sans faille de ses partisans volontaires ou contraints (les hautes sphères de l’Etat, les membre du pléthorique appareil sécuritaire et leurs familles). L’option de guerre entrainait la polarisation, le tout ou rien, avec pour but de dissuader d’éventuels acteurs intérieurs ou alliés extérieurs de contester le leadership du clan Assad-Makhlouf, voire de prendre le risque d’une révolution de palais (le régime sans Assad). La guerre consistait aussi à brandir la menace de la division confessionnelle et ethnique du fait du « terroriste islamiste » (sunnite), pour rallier nolens volens les minorités confessionnelles ou ethniques. Ce discours d’un régime défenseur des minorités ne concerne pas seulement les alaouites (confession à laquelle appartient le clan Assad), mais aussi les divers chiites et chrétiens ou les druzes et les minorités palestinienne et kurde (cette dernière pourtant largement réprimée par le régime). L’option de guerre devait permettre aussi au régime de signifier à la bourgeoisie de Damas et d’Alep, (généralement sunnite), que, face au chaos seule sa victoire militaire permettrait le retour à « l’ordre » et donc aux conditions qui, ces dernières années, lui avait permis de s’enrichir.

Dans une certaine mesure le régime a réussit son pari : la guerre intérieure s’est effectivement développée. Après 6 mois de manifestations pacifiques (et déjà plus de 10 000 morts), des groupes armés d’autodéfenses sont apparus, puis une partie de l’opposition a dépassé le stade défensif. L’ASL et des milices diverses sont montées en ligne, des combattants islamistes djihadistes (dont une minorité d’étrangers) ont fait leur apparition. Comme on l’avait vu en Irak, des communautés entières ont fui des villages ou des quartiers où ils étaient minoritaires, des affrontements ont opposés dans certains endroits alaouites et sunnites, Une grande partie de la population, favorable aux réformes mais confrontée au batailles de rues, a eu l’impression que des combattants de l’opposition la prenaient en otage, d’être coincée entre le marteau et l’enclume [10]…

Mais le régime a aussi déjà perdu ce pari. S’il ne s’est pas effondré, après plusieurs mois d’intenses combats il n’a pas pu détruire l’opposition malgré la disproportion des armes en sa faveur, l’unité de son commandement face à une opposition éclatée, sa maitrise totale de l’espace aérien. Il a même connu de sérieux revers dans certaines zones, du en abandonner d’autres, et il a du ainsi laisser les milices kurdes du Parti de l’union démocratique (PYD branche syrienne du PKK) prendre le contrôle du Nord Est du pays [11].

La guerre qui fait rage en Syrie depuis plusieurs mois est d’abord une guerre intérieure, celle d’un régime contre la majorité du peuple. Une guerre qui progressivement provoque la désagrégation du pays.

 Une guerre du fait de l’ingérence étrangère ?

Reprenant la rhétorique qui a toujours été le sienne depuis quarante ans chaque fois qu’il a été en difficulté, le régime Assad a dénoncé un complot étranger (« impérialiste, sioniste, réactionnaire arabe »). Pour diverses variétés de ses partisans, ou diverses variétés d’imbéciles, la cause est entendue : cette crise est le produit de l’ingérence des impérialistes, sionistes et réactionnaires arabes. Quelques uns d’entre eux comprennent toutefois qu’il est difficile de réduire à un complot de l’étranger pareil soulèvement populaire, donc si ce n’est pas celui-ci qui est une « manipulation extérieure », c’est l’impossibilité de trouver une issue pacifique du fait de la résistance armée au régime, qui ne serait que le fruit de l’ingérence des Occidentaux (Etats Unis et France en tête) et des pétromonarques (Arabie Saoudite et Qatar en tête).

En réalité le mouvement populaire pacifique syrien a plongé les puissances mondiales et régionales dans l’embarras.

Le régime, issu du coup d’état antirévolutionnaire de 1970 [12], n’a jamais été une marionnette des occidentaux pas plus d’ailleurs que de l’URSS, sachant toujours jouer avec les uns et les autres.

Israël n’a guère eu à se plaindre d’Assad père, il a détruit la force militaire des palestiniens au Liban en 1976 et assuré le calme sur la frontière du Golan depuis 1973, et si il a soutenu le Hezbollah, c’est dans une posture défensive. Les américains ont apprécié son soutien contre Saddam Hussein en 1990. Ces dernières années, le régime converti aux « bienfaits » du néolibéralisme (pour le plus grand profit du clan Assad Makhlouf), était considéré en Occident comme un partenaire fiable, voire privilégié (Sarkozy). En 2011, face à la contestation dans le contexte du printemps arabe, l’option préférée des chancelleries occidentales était celle d’une libéralisation progressive et contrôlée du régime avec si nécessaire le maintien de Bachar à la présidence. La Turquie y étaient plus que tout autre favorable, elle qui venait de négocier un accord politico-économique historique avec la Syrie, d’ouvrir les frontières et d’abolir les visas. Il serait trop long de faire ici l’histoire des rapports entre la famille Assad et les Saoudiens, rapports ont été parfois excellents (par exemple pendant la crise du Koweït). Ce qui est certain c’est qu’au printemps 2011 les saoudiens ne voyait pas du tout d’un bon œil la montée des mouvements du printemps arabe, pas plus au Caire qu’à Damas.

L’alliance stratégique entre la République islamique d’Iran et la Syrie baasiste « laïque » est ancienne. Elle n’a pas pour origine la confession alaouite (une branche du chiisme) de la famille Assad, mais des intérêts convergents. Pour faire face à l’autre baasiste, l’ennemi Saddam Hussein, agresseur de l’Iran et toujours soupçonné de vouloir fomenter un coup d’Etat à Damas [13]. Pour être en mesure de dissuader Israël, surtout après la fin d’une relative sanctuarisation du territoire syrien par l’assistance militaire soviétique. Et surtout a propos du Liban ; dans ce pays la première phase de la guerre civile (1975-82) a provoqué l’élimination du camp palestino-progressiste (grâce notamment à l’armée syrienne) et l’affaiblissement du camp chrétien pro-israélien, permettant la domination syrienne sur les quatre cinquième du territoire [14]. Dans la deuxième phase de la guerre (1982-90), la résistance à l’occupation israélienne a été le fait d’une force nouvelle et indépendante, le parti chiite libanais Hezbollah, puissamment soutenu par l’Iran. Dès lors l’alliance entre Iran, le Hezbollah et le Baas syrien devenait évidente et elle a tenu depuis trente ans. Enfin, dans le contexte d’encerclement que connait aujourd’hui l’Iran, le maintien d’un pouvoir ami à Damas est une priorité pour la mollacratie au pouvoir toutes tendances confondues. Il semble qu’à Téhéran certains auraient préféré un régime plus flexible face à la contestation, mais une fois que ce dernier avait choisi la fuite en avant meurtrière il n’y avait d’autre choix possible que de le soutenir.

Au milieu des années 1960, l’URSS comptait de nombreux amis et partenaires dans le monde arabe, et non des moindres (Egypte, Algérie, Irak…) dont la Syrie. Au début du XXIe siècle, le seul partenaire de la Russie demeurait… la Syrie. Ce ne sont pas seulement des intérêts économiques et stratégiques (la base navale russe de Tartous) qui ont conduit la Russie de Vladimir Poutine à se constituer en bouclier politique du régime Assad (par ses vétos à l’ONU) et en soutien militaire par ses livraisons d’armes, mais bien la volonté russe de confirmer sa qualité de puissance, son influence dans cet Orient si proche [15]. Quant aux vétos chinois à l’ONU, ils sont d’abord « anti-hégémoniques » : empêcher les occidentaux de faire comme bon leur semble, mais aussi « anti-désordre » ; cette contestation des régimes en place du printemps arabe a été très mal vue à Pékin. Si besoin est, comme elle le fait aujourd’hui en Lybie, la Chine saurait s’accommoder d’un nouveau régime.

Bref, en 2011, quand se développe le mouvement populaire, il s’agit plutôt d’une « révolution que le monde veut arrêter » selon l’expression du militant de gauche syrien Khalil Habash [16] que d’une subversion que d’aucun voudraient soutenir.

Bien entendu les grandes puissances n’ont jamais cessé d’intervenir dans la région et de s’intéresser à la Syrie. Mais, cette fois ci, les « ingérences étrangères » vont suivre de développement de la guerre intérieure, une fois cette option choisie par le régime.

Principale ingérence, celle de l’Iran, qui assure une très importante aide financière à Bachar notamment pour lui permettre de payer son appareil répressif et une aide militaire directe (2500 soldats d’élite), tandis que le Hezbollah fournit des cadres militaires. La Russie maintient l’approvisionnement en armes et en munitions et assure un soutien technique (notamment dans l’aviation).

Quant aux interventions occidentales et arabes, elles sont de divers ordres. Après avoir cherché pendant des mois à jouer un rôle médiateur et à faire pression sur le régime, Recep Tayep Erdogan, le chef du gouvernement turc, a publiquement rompu avec Bachar al-Assad et la Turquie a soutenu (surtout politiquement) les opposants. Si les Occidentaux n’ont absolument jamais envisagé une intervention militaire de type libyen, il est évident que leurs services spéciaux ne sont pas inactifs dans la région (surtout américains, turcs et français). Des personnalités ou des gouvernements arabes, principalement du Qatar et d’Arabie Saoudite, apportent un soutien financier (et sans doute plus) à certains des opposants. Et à partir de la fin de 2011, on a constaté la présence de combattants djihadistes non syriens, sans doute soutenus par des saoudiens. Mais à l’heure ou ce texte est écrit, les forces armées de l’opposition n’ont bénéficié d’aucune livraison de quelque provenance que ce soit, d’armement lourd ou anti aérien efficace.

La guerre syrienne n’est pas un produit d’importation, mais d’abord le résultat de la politique du régime et de son choix de l’option répressive militaire à la fin de l’été 2011. Les agissements divers des forces extérieures, favorables ou hostiles au régime, ont été organisés ensuite, en fonction de l’état de la guerre intérieure.

 La paix par la guerre ? Ou la fin de la dictature par la paix ?

Les actions de l’ONU pour obtenir un cessez le feu, l’envoi d’observateurs, les médiations des envoyés de l’ONU, Kofi Annan et Lakdhar Brahimi, n’ont guère eu d’effet. Le régime jugeant que la prolongation de la guerre lui permettrait de liquider l’opposition et l’opposition que la guerre minerait à la longue le régime. Mais surtout les médiateurs ne disposaient ni de mandat clair ni de moyen de pression sur le régime. Les vetos Russes et Chinois contre toute résolution du Conseil de sécurité ont moins protégé la Syrie d’une intervention des armées de l’OTAN qu’allégé la pression sur le régime répressif, lui laissant sa capacité de poursuivre sa guerre intérieure. De ce point de vue, dans cette même région, les Américains ont depuis longtemps montré l’efficacité de tel vétos, pour protéger de pressions effectives un régime agresseur et occupant qu’est Israël.

Dès voix se sont élevées pour que la « communauté internationale », et d’abord les occidentaux, interviennent militairement pour en quelque sorte imposer la paix par la guerre. En France l’ineffable Bernard Henri Levy appelait à l’action dès juillet 2011 (initiative alors totalement rejetée par les opposants syriens). En octobre 2012 le même et quelques uns de ses amis appelaient à intervenir d’urgence, « comme en Lybie » à la fois pour faire tomber Assad et empêcher le développement de « l’islamisme radical sous toutes ses formes » [17].

Du coté des gouvernements de l’OTAN, et plus encore des Etat majors, personne n’était favorable à une intervention « comme en Lybie », craignant plutôt les difficultés d’une intervention très délicate « comme en Irak », sans avoir les moyens de faire face à ses conséquences : des combats difficiles, une occupation hasardeuse, un effet régional dévastateur…

Et du coté des opposants syriens ? Le libanais Gilbert Achkar notait à l’automne 2011 que les syriens pouvait rêver d’un scénario à la libyenne en craignant une réalité irakienne : « L’impression qui prévaut aujourd’hui est que l’intervention étrangère [en Libye] a empêché l’écrasement du soulèvement libyen, qui, s’il s’était produit, aurait mit fin au processus révolutionnaire dans l’ensemble de la région arabe. L’intervention a permis aux rebelles libyens de libérer leur pays des griffes de leur dictateur brutal à un coût qui reste bien moindre que celui que les Irakiens ont dû payer pour être libérés du régime tyrannique de Saddam Hussein par une invasion étrangère (…). La conséquence de cette différence entre la Libye et l’Irak est que, tandis que le second exemple est plutôt repoussant aux yeux des Syriens, l’exemple libyen a instillé dans l’esprit de beaucoup le désir de l’imiter. Cela se reflète dans les appels croissants à une intervention militaire depuis la libération de Tripoli, au point que la journée de mobilisation du vendredi 28 octobre [2011] a été placée sous le signe de la demande de zone d’exclusion aérienne » [18].

Un an plus tard, à l’automne 2012, la probabilité d’une intervention extérieure directe au sol est toujours très peu probable. Une intervention limitée à une « exclusion aérienne » du type des no-fly zones pratiquées en Irak en ou en Bosnie au début des années 90 [19] n’a pas été retenue (pour le moment ?), et n’aurait pas de mandat de l’ONU. L’assistance militaire aux forces d’opposition a été trop limitée pour permettre aux opposants de l’emporter, les occidentaux se refusant jusqu’à présent à fournir, directement ou via le Qatar, des armes anti-aériennes, à une résistance diffuse, et divisée, armes qui, « tombant en de mauvaises mains », pourraient se retourner plus tard contre Israël voire la Turquie…

La poursuite indéfinie de la guerre intérieure elle-même n’est pas annonciatrice d’une solution rapide, puisque le pouvoir est incapable de détruire la résistance de l’opposition et l’opposition de défaire l’armée du pouvoir

Si la paix n’est pas possible par la guerre, la fin de la dictature est elle possible par le retour à la paix ?

Au début des années 2000, les « dissidents » [20] avait tenté de discuter avec le régime, sans succès. Un certain nombre d’entre eux ont tenté de négocier une transition politique au printemps 2011, mais nous avons vu que le pouvoir a fait mine d’organiser concertation (très limitée) et réforme (en trompe l’œil), tout en choisissant la guerre. Malgré tout diverses fractions de l’opposition (cf. ci dessous) ont continué a chercher le dialogue, avec divers courants pro-régime, avec ses soutiens extérieurs (Russes en particuliers), pour promouvoir une dynamique de désescalade, aller vers l’arrêt des combats puis un régime transitoire (sans Assad ?). Jusqu’à présent sans effets.

Alors que la guerre s’est amplifiée, au milieu de 2012, certains ont proposé une voie d’apaisement. Gregorio III Laham, Patriarche des catholiques de Syrie [21], qui à demandé aux chrétiens de ne pas participer aux combats, a lancé un appel à une campagne internationale pour réaliser la réconciliation, et à soutenir les activités sur le terrain du mouvement Mussalaha, (réconciliation) l’unique canot de sauvetage pour la Syrie [22]. Ce mouvement qui veut proposer une alternative à la violence ou à l’intervention armée extérieure, a réussi la négociation d’un cessez le feu local à Homs. Il bénéficie du soutien actif de la principale église chrétienne, ainsi que du petit Parti de la volonté populaire (communistes dissidents), membre de « l’opposition tolérée » [23] ; et veut coopérer avec le « ministre de la réconciliation » du régime. De nombreux syriens s’interrogent sur les motivations des promoteurs de Mussalaha, églises chrétiennes ou gauche tolérée, s’inquiétant des déclarations pro-régime d’importants dignitaires chrétiens (catholiques et orthodoxes) [24]. La dynamique Mussalaha est difficilement imaginable « par en haut » au plan national avec le régime tel qu’il est et tel qu’il agit … Mais cette dynamique peut elle s’étendre localement, « par en bas » ?

Au pari de la voie pacifique pour sortir de la dictature, celui de la majorité du mouvement de 2011, le pouvoir ébranlé à répondu par la guerre. Aussi fin 2012 le retour préalable à la paix pour obtenir l’effondrement du régime parait illusoire. Mais le maintien du régime en l’état signifie la perpétuation de la guerre, Des communautés entières ont été déplacées, ou sont parties à l’étranger. Chaque jour de guerre ajoute un jour de haine.… Jusqu’à la paix des tombeaux ?

 L’opposition peut elle faire la guerre ? Et la paix ?

L’une des forces du régime, et donc de ce fait de la perpétuation de la guerre, c’est la faiblesse politique de l’opposition, qui n’a pas donné l’impression de pouvoir offrir une alternative répondant aux aspirations de toutes et tous, aux revendications des différentes catégories sociales et communautés syriennes, un scénario de construction d’un Etat démocratique et indépendant.

L’opposition a voulu constituer une représentation unifiée avec le Conseil national syrien (CNS), crée en octobre 2011. Le CNS rassemblant des membres de divers partis et mouvements, Frères musulmans, nationalistes laïcs, démocrates dissidents de la Déclaration de Damas, etc., est apparu comme une tentative de réplique du Conseil national de transition libyen. Il a bénéficié d’une sympathie des occidentaux, de divers pays arabes (dont l’Arabie saoudite), du soutien actif du Qatar et de la Turquie et certains y ont vu un instrument sous influence, occupé à la légitimer une intervention militaire extérieure (qui n’était pourtant pas à l’ordre du jour). Surtout le CNS n’a pas réussi à s’imposer comme cadre politique unifié de la résistance, représentatif de toutes les tendances. On y a critiqué le poids important des Frères musulmans, la dominance des exilés de longue date très éloignés des mouvements de l’intérieur. Les quelques délégués des Comités de coordination locaux (CCL) organisateurs des luttes sur le terrain, ont vite suspendu leur participation.

Le CNS a été concurrencé par le Comité de coordination nationale pour le changement démocratique (CCNCD). Celui-ci se voulant porte parole de la « majorité silencieuse ». Regroupement des membres d’anciens partis ou groupes marxistes ou nationalistes arabes il a surtout cherché à gagner le soutien diplomatique de pays arabes, à discuter avec les russes ou les chinois, a trouver des interlocuteurs au sein du régime, tout en paraissant très éloignés des jeunes militants actifs sur le terrain. Les forces politiques qui composent le CCNCD sont plus ou moins toujours considérées par le régime comme « opposition nationale » [25], mais cela n’a eu aucune conséquence, quant à l’ouverture d’un dialogue pour mettre fin à la répression et à la guerre interne.

Diverses personnalités ont tenté de créer des passerelles ou lieux de convergences dont le Forum Démocratique Syrien à l’initiative d’anciens dissidents comme Michel Kilo ou Samir Aïta, regroupant des démocrates progressistes.

Sans doute avec le soutien du gouvernement égyptien, le très respecté vieux militant musulman et défenseur des droits de l’homme Haytham al-Maleh a tenté de constituer en juillet 2012 un gouvernement en exil au Caire, sans succès.

Pendant toute la première partie du mouvement, les mobilisations étaient organisées par les Comités de coordination locaux, se coordonnant eux même au niveau régional et dans la mesure du possible national, appuyés notamment par les réseaux d’information, blogueurs et internautes à l’intérieur et à l’extérieur du pays. Les CLC et les réseaux d’information largement composés de jeunes, ont été particulièrement visés par le pouvoir et des centaines de militants ont été tués.

Avec le développement de la guerre, L’enjeu aujourd’hui pour les CLC, et plus généralement la résistance civile est de maitriser l’action des groupes armés constitués parfois sans elle (parfois contre).

La principale composante de la résistance armée est l’ASL (Armée syrienne libre), formée au départ par des groupes de militaires déserteurs et des civils armés, en groupes plus ou moins autonomes. L’ASL s’est progressivement structurée, avec l’appui des experts extérieurs et notamment des Turcs, avec son état-major et cinq régions militaires intérieures. Elle se veut l’armée professionnelle de la future république de Syrie. Elle dépendait théoriquement du CNS jusqu’en novembre 2012.

Mais à coté des unités de l’ASL existent plusieurs types de groupes armés. Les milices locales (voire micro-locales) constitués par des habitants de tels ou tels quartiers ou communautés, dépendant plus ou moins ou pas du tout de CLC. Les milices kurdes, liées aux organisations politiques kurdes principalement le DYP (PKK, cf. ci-dessus). Les milices islamistes salafistes généralement soutenue par les Saoudiens. Les milices djihadistes se réclamant plus ou moins d’Al Qaida, souvent constituées de combattants très expérimentés, beaucoup ont combattus les chiites et les américains dans la guerre civile irakienne (dont plusieurs milliers de syriens). Dans ces deux dernières catégories on peut trouver des « brigadistes islamistes » libyens [26], irakiens, jordaniens et d’autres pays. Sur le terrain, les islamistes radicaux djihadistes ou salafistes expliquent à qui veut les entendre la « duplicité de l’occident », l’inaction internationale signifiant à leurs yeux une préférence pour le régime. Ils en tirent la justification de leur guerre sainte contre les « croisés » (occidentaux) et autres kafirs (les infidèles, non seulement les baasistes mais aussi opposants laïques) voire les communautés alaouites, chiites et chrétiennes en tant que telles. Ils expliquent que les insurgés ne doivent compter que sur eux même et gagner seul cette guerre pour « l’instauration d’un État islamique juste » [27].

Début novembre 2012 Hilary Clinton désavouait le CNS, « pas assez représentatif » et trop « coupé de l’intérieur ». Sous la pression le CNS décidait de s’ouvrir, de porter à sa présidence un militant progressiste connu, George Sabra ancien communiste [28] et membre de la communauté chrétienne. Le CNS acceptait d’être représenté de manière minoritaire dans une nouvelle alliance, la Coalition nationale syrienne des forces de l’opposition et de la révolution, formée sous l’impulsion du très respecté opposant historique Riad Seif (libéral), portant à sa tête le cheikh Ahmad Moaz Al-Khatib intellectuel musulman reconnu, en principe ouverts à tous les courants, y compris aux comités de coopérations locaux (CLC), et, semble-t-il, aux militant du Forum démocratique (FDS).

Cette Coalition, soutenue par le Qatar et la Ligue Arabe, immédiatement reconnue par la France, devrait assez rapidement constituer une sorte de Gouvernement provisoire. Pour quoi faire ?

Peut être :

• La guerre. En espérant, du fait de sa reconnaissance internationale, obtenir pour l’ASL des armes susceptibles de faire reculer les troupes d’Assad (notamment des armes anti-aériennes). Et être accepté comme représentant politique par les forces armée non djihadistes de la résistance intérieure ;

De la politique. Négocier, en espérant que cette nouvelle visibilité politique de l’opposition ainsi que l’affaiblissement militaire et politique du régime, provoquent des défections dans le camp du pouvoir, permette de discuter avec des secteurs « critiques » au sein du système [29], et favorise la chute du clan Assad-Makhlouf ;

Proposer une alternative. Après la chute du régime une solution inclusive, ouverte à toutes les communautés, sortant de la logique des sectarismes, en rupture avec les djihadistes radicaux dont l’influence militaire et politique croit au fils des batailles ?

Forte de ses soutiens occidentaux et arabes la Coalition va sans doute parvenir à remplir le premier objectif et renforcer les positions militaires de la résistance. Ce qui n’est pas une garantie de réussite des autres étapes sur lesquelles existent des désaccords. D’autant plus que les difficultés des opposants ne sont pas seulement dues aux divergences historiques, idéologiques, politiques, des diverses composantes et aux difficiles relations entre groupes extérieurs et résistances intérieures. Elles sont aussi dues aux influences des « parrains » et soutiens extérieurs, Américains, Français, Turcs, Qataris, Saoudiens, Egyptiens…, avec leurs agendas propres [30] .

 Arrêter l’horloge de la mort

La prolongation de la guerre intérieure, voulue par le clan Assad-Makhlouf est en train de détruire l’avenir. Ce n’est pas seulement l’économie du pays qui est en ruine, les infrastructures détruites. Les combats, et les atrocités qui les accompagnent provoquent la peur au sein des communautés et nourrissent la haine. Les groupes armés djihadistes se renforcent tandis que des centaines de jeunes militants qui ont initié et organisé en 2011 la bataille démocratique, sont morts et manqueront à la Syrie future.

Si, d’une manière ou d’une autre, l’intensité de guerre imposée vient à baisser, les gens sont prêts à reprendre leur révolution pacifique. Quand les syriens ont espéré un vrai cessez le feu, lors de la mission de Kofi Annan, il y a eu immédiatement une « augmentation significative, du nombre des manifestations et des manifestants, puisqu’il y a eu plus de 770 points de départs de manifestations, au plan national, avec pour slogan Une révolution pour tous les Syriens soit un retour à la forme initiale des slogans révolutionnaires » [31] .

Pendant toute la période du soulèvement pacifique, en 2011, le mouvement syrien n’a pas bénéficié d’un soutien massif, visible et effectif, des forces progressistes ou démocratiques extérieure, dans les pays arabes comme dans le reste du monde. Cette passivité a encouragé le régime dans son objectif de guerre, mais aussi les islamistes radicaux et leurs soutiens saoudiens. Avec le développement de la guerre interne, comme le déplore Khalid Habash : « il est dramatique de voir tant de forces dans la gauche internationale, soit se ranger derrière le prétendu camp des États anti-impérialistes qui ne représente en rien les peuples, soit renvoyer dos à dos la dictature et les insurgés par crainte de l’intégrisme religieux, dénonçant une guerre civile qui prendrait en otage la population et se désolant contre une militarisation de la révolution qui est pourtant entièrement imputable au régime » [32] .

Les mouvements qui veulent manifester leur solidarité avec le peuple syrien et lutter pour la paix se trouvent confrontés à un dilemme semblable à celui qu’ils avaient rencontré quand ils avaient voulu manifester leur solidarité avec le peuple de Bosnie et lutter la paix en Ex-Yougoslavie [33] . Faut-il appeler à une intervention militaire extérieure, au risque d’ajouter la guerre à la guerre, de valider une agression impérialiste ? Qui dans le cas syrien viendrait succéder à d’autres interventions du même type, au Liban ou en Irak, dont le moins qu’on puisse dire et qu’elles n’ont guère contribuées à la paix et à la démocratie dans la région. Faut-il au contraire, en se mobilisant contre cet interventionnisme, et en acceptant l’idée que la lutte pour la paix suppose la « neutralité » entre le mouvement populaire et le régime, au nom d’une solidarité abstraite à un peuple syrien abstrait, se traduisant dans les faits par une inaction favorable à la dictature ?

La solidarité n’est pas une moyenne entre ces deux positions, elle consiste à répondre aux demandes des militants syriens eux même (ceux qui luttent pour la démocratie et le retour à la paix civile), tout en n’ignorant pas les complexités et diversités de leurs combats. Refuser l’interventionnisme extérieur ne signifie pas, à l’intérieur, refuser aux syriens le droit de se défendre. Combattre les ingérences extérieures (Iranienne, Russes ou Occidentale et du Golfe) signifie aider les syriens à pouvoir agir en toute indépendance.

La solidarité doit s’exercer sous plusieurs formes, par exemple :

• Assurer une aide urgente aux réfugiés dans les pays voisins et autant que possible aux déplacés à l’intérieur du pays, répondre aux besoins élémentaires de nourriture, santé, éducation. Le soutien solidaire doit aussi contribuer à empêcher l’isolement, l’encadrement, le contrôle, des réfugiés dans des camps plus ou moins fermés, l’auto-organisation des groupes de réfugiés, l’accès à l’information, la liberté de circulation des personnes… [34]

• Appuyer les médias et réseaux d’information syriens et régionaux libres et indépendants.

• Organiser la solidarité avec le mouvement démocratique et populaire syrien dans sa diversité, en l’aidant à disposer de moyens d’expression, d’organisation et de débat dans les différents pays et notamment en Europe et dans le monde arabe. Permettre une large participation de militants de la société civile syrienne au Forum social mondial de Tunis en mars 2013.

• Organiser des collectifs et coordinations de solidarité avec la Syrie dans chaque pays comme au niveau régional ou local [35].

• Organiser des campagnes spécifiques de soutien aux prisonniers politiques en Syrie.

• Obtenir que tout déserteur puisse bénéficier de l’asile dans d’autres pays s’il le demande

• Soutenir toutes les initiatives de dialogues intercommunautaires, de refus d’affrontements ethniques et confessionnels.

• Soutenir les tentatives allant vers l’arrêt des combats et permettant une dynamique vers une solution politique basée sur des élections libres, un processus constitutionnel, un gouvernement de transition [36].

• Développer tous les contacts possibles avec la société civile syrienne, organiser les solidarités homologues (par exemple des universitaires avec les universitaires comme le fait en France le syndicat SNESUP-FSU [37].

• Créer des structures de coopération à long terme à l’instar de ce qui s’est fait pour d’autres pays de la région [38]

Il faut enfin soutenir l’indépendance et l’intégrité de la Syrie, le refus des tutelles étrangères, le rejet de toute intervention militaire. Soutenir toutes les initiatives pour la paix et la justice dans la région, la fin des occupations à commencer par celle du Golan Syrien, la fin des agressions à commencer par les agressions israéliennes, respecter les droits des Kurdes dans chacun des pays de la région, empêcher une nouvelle guerre avec l’Iran, défendre la paix civile au Liban.

La paix, la sécurité et la démocratie se construiront, pour tous les peuples de la région.

Bernard Dreano, le 20 novembre 2012
Président du Cedetim (Centre d’études et d’initiatives de solidarité internationale) et animateur de l’Assemblée européenne des citoyens (Helsinki Citizens’ Assembly France)


[1] http://egyptesolidarite.wordpress.c…

[2] Ce drapeau, celui de la République Arabe Unie (union Syrie Egypte de 1958-1961) redevenu officiel en 1980, après différentes variantes, toujours symboliques du projet baasiste d’unité arabe.

[3] Un courant dans lequel se reconnait sans doute une partie importante de la population, même si l’organisation des Frères a été détruite après l’écrasement de la révolte de Hama en 1982. La simple appartenance aux Frères était passible de la peine de mort.

[4] Parmi elles des figures de la dissidence comme Michel Kilo, Anwar al-Bunni, Fayez Sara ou Loay Hussein

[5] Ce drapeau vert blanc noir avec trois étoiles rouges était celui de la lutte contre l’occupation française puis de la République syrienne indépendante de 1946 à 1958.

[6] Comme dans les régimes staliniens d’Europe centrale, il existait un pluralisme de façade avec un « parti guide » (Le Baas) et des partis satellites (communistes, nassériens, nationaux-sociaux…) unis dans le « Front national progressiste » (FNP), présentant une liste unique aux élections d’un parlement réduit à une chambre d’enregistrement. Le « pluralisme » a consisté à accepter, à coté du FNP un petit « Front populaire pour le changement » composé d’autres communistes et nationalistes.

[7] A ces “élections”, “l’opposition” du Front populaire pour le changement à obtenu 5 siège sur 250. Le Baas a bien entendu la majorité absolue, confortée par 77 « indépendants » pro-régime.

[8] Discours de Bachar al Assad le 30 mars 2011 devant le Conseil du peuple (parlement) : « Si la bataille nous est imposée, bienvenue à elle. » : http://www.ambassadesyrie.fr/Discou…

[9] Un exemple parmi tant d’autres : les troupes du régime ont attaqué le quartier de Daraya à Damas. Ce quartier, de la banlieue sud ouest avait été pendant tout le printemps 2011, un haut lieu de la contestation pacifique. L’imam local, Abdelakram Saqqa, un disciple du cheikh Jawdat Saïd le théoricien syrien de la non violence, a été enlevé par les services du régime en juillet 2011, le très populaire militant pacifiste Ghyath Matar, animateur du Comité local de coordination torturé à mort, et la répression a fait dans le quartier des centaines de morts jusqu’au bombardement à l’arme lourde des 22-26 aout 2012 qui ont fait plus de 300 morts.

[10] Alain Gresh « Que faire en Syrie ? » http://www.cetri.be 6 septembre 2012 ; cf. aussi, cités par A Gresh, The Independent « Aleppo’s poor get caught in the crossfire of Syria’s civil war », The Economist « Part of the problem is that the rebels are failing to win hearts and minds among the urban middle class in Aleppo », etc.

[11] La région de la Djezireh (Gezira) dans la province d’Al Hasaka).

[12] En 1970, Hafez Al Assad, ministre de la défense du gouvernent baasiste, avait pesé de tout son poids pour empêcher l’armée syrienne d’intervenir au coté des palestiniens en Jordanie en septembre, avant de prendre le pouvoir en novembre.

[13] Le Baas syrien des Assad est historiquement une scission minoritaire du parti panarabe Baas dont le siège international était installé à Bagdad sous contrôle de Saddam Hussein.

[14] Et en conséquence l’enrichissement considérable du cœur du pouvoir militaro-politique syrien.

[15] Le premier accord Syro-soviétique date de 1954. Il existe un tropisme russe très ancien vers la région ou déjà la diplomatie tsariste assurait la protection des chrétiens orientaux orthodoxes, que Bachar prétend protéger aujourd’hui…

[16] Khalil Habash ; « La Syrie ou la révolution que le monde veut arrêter », 6 avril 2012, sur le site Europe Solidaire sans frontières, ESSF (article 24801), http://www.europe-solidaire.org/spi…

[17] Jacques Bérès, Mario Bettati, André Gluksman, Bernard Kouchner, Bernard Henri Levy : « Assez de dérobades, il faut intervenir en Syrie », Le Monde, 22 octobre 2012.

[18] Gilbert Achkar : « Syrie : la militarisation, l’intervention militaire et l’absence de stratégie », sur le site Europe Solidaire Sans Frontières, ESSF (article 23524), http://www.europe-solidaire.org/spi…, publié initialement dans le journal libanais Al-Akhbar le 16 novembre 2011.

[19] Etablie en interprétant une résolution de l’ONU la zone d’exclusion aérienne, a été effective au Nord de l’Irak de 1991 à 2003. En Bosnie elle a été décidée par l’ONU et appliquée en 1992-95.

[20] Notamment les signataires de la Déclaration de Damas en 2005, rassemblant des militants des droits de l’homme, des courants laïques libéraux et progressistes, des islamistes.

[21] Gregorio III Laham, est patriarche d’Antioche et de l’Orient, d’Alexandrie et Jérusalem, chef de l’église melchite (catholique de rite grec) de toute la région.

[22] Cf. sur le site du Mouvement international de réconciliation (MIR, IFOR-France) http://www.mirfrance.org : « Pour une campagne internationale au soutien du mouvement Syrien Mussalaha- Reconciliation ».

[23] Le parti Hizb Iradat Al-Sha’ab, dirigé par Quadri Jamil, est membre minoritaire du Front populaire pour le changement (cf. ci-dessus note n°5).

[24] Cf. notamment : « Des dignitaires religieux instrumentalisés en Syrie par Bachar Al Assad » en ligne le 23 juin 2012 sur Un œil sur la Syrie, blog d’Ignace Leverrier http://syrie.blog.lemonde.fr/2012/0…, ou Pierre Prier : « Les chrétiens de Syrie divisés face au régime Al-Assad », Le Figaro, 7 avril 2012, en ligne sur http://www.lefigaro.fr/international

[25] Ghayath Naïssé : « Remarques critiques à propos de l’opposition syrienne – Il faut construire une direction révolutionnaire alternative et de masse », 1er juin 2012, sur le site Europe Solidaire Sans Frontières, ESSF (article 25889), http://www.europe-solidaire.org/spi…

[26] En février 2011, lors du début du soulèvement en Lybie, Bachar Al Assad a envoyé à Kadhafi du matériel, et des militaires qualifiés (dont des aviateurs)…Les djihadistes libyens affirment lui rendre la monnaie de sa pièce.

[27] Déclaration conjointe d’Al-Nosra, (proche d’Al-Qaïda en Irak), et des groupes armés salafistes Liwa al-Tawhid, (région d’Alep), Ahrar al-Cham (région d’Idlib) rejetant. « Complot que représente ce qu’on appelle la Coalition nationale et déclarant « nous nous sommes mis d’accord à l’unanimité sur l’instauration d’un État islamique juste », cité par George Malbrunot, Le Figaro 19 novembre 2012.

[28] George Sabra était dans les années 1970-80, membre de la fraction anti-Assad du PC turc (interdite), proche de la gauche palestinienne et dirigée par Riad Al-Türk, puis membre du Parti démocratique du peuple (également interdit). Il a participé en 2005 à la Déclaration de Damas.

[29] C’est-à-dire les « oppositions nationales ou tolérées », des gens du CCNCD, du Courant de la Construction de l’Etat Syrien de Louay Hossein, du Front populaire pour le changement, des baasistes critiques… Mais que représentent ces forces après des mois de combat ?

[30] Par exemple les israéliens s’accommodent du chaos syrien, mais s’inquiètent de la résistance syrienne armée, tandis que certains stratèges à Washington ou Tel Aviv considèrent qu’un conflit prolongé contribue à épuiser l’Iran, obligé de financer indéfiniment le régime Assad et à affaiblir le Hezbollah. Les Turcs voient un grand danger dans la création à leur frontière du « Kurdistan syrien » contrôlé par le PKK et espèrent un scénario qui amène rapidement au pouvoir un régime post-Assad centralisateur et fort. Les Egyptiens et les Qataris espèrent un futur régime dominé par les Frères Musulmans, ce qui n’est pas l’option préférée des Saoudiens, de plus en plus en délicatesses avec les Frères et qui instrumentalisent les salafistes. Les Français préfèrent une opposition supposée « laïque » et proche du camp du 14 mars au Liban. Etc.

[31] Khalid Habash, Révolution syrienne  : Une solidarité nécessaire. Sur le site Europe Solidaire Sans Frontières, le 25 septembre 2012, ESSF (article 26435), http://www.europe-solidaire.org/spi….

[32] Khalid Habash op. cit

[33] Cf. Nathalie Nougayrède « L’ombre portée du drame bosniaque », Le Monde, 30 septembre 2012.

[34] Cf. actions d’aide et de défense des droits pour les réfugiés avec les réfugiés eux-mêmes, dans des camps en Jordanie ou en Irak avec l’assistance de l’association italienne Une Punte Per et d’ONG partenaires jordaniennes et irakiennes. Cf. également en Turquie : Helsinki Citizens’ Assembly Turkey – Refugee Advocacy and Support Program (hCa-RASP) Syrian refugees in Turkey, briefing note, 16 November 2012, http://www.hyd.org.tr

[35] Comme le Collectif urgence solidarité Syrie en France.

[36] Cf. l’appel international Initiative pour arrêter la guerre en Syrie, « Oui à la démocratie, non à l’intervention étrangère ! », lancé par des personnalités dont Léo Gabriel, Samir Amin, François Houtard, Ernesto Cardenal, la prix Nobel Mairead Maguire etc.et soutenu par des opposants syriens comme Michel Kilo. http://www.peaceinsyria.org

[37] Positionnement du SNESUP-FSU vis-à-vis de la Syrie 23 octobre 2012. http://www.snesup.fr

[38] Comme cela se fait depuis longtemps pour la Palestine, mais aussi à une moindre échelle en Irak avec l’Initiative de solidarité avec la société civile irakienne ICSSI.www.iraqicivilsociety.org/

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